5

 

Occupé à retracer sa propre piste, Philippe avait fini par retrouver son ami John Norreys à l’endroit des cibles près du fleuve, où s’entraînaient les archers en herbe de la ville et tous deux dénichèrent le jeune ouvrier d’Edric Flesher dans la cour derrière la boutique de son patron. L’odyssée de Philippe, la veille de la foire, avait commencé avec ces deux-là à qui frère Cadfael l’avait confié quand les hommes du shérif étaient descendus sur la Gaye.

Ils lui racontèrent qu’ils l’avaient emmené par les vergers et les sentiers étroits derrière la première enceinte, en évitant la grand-route, et qu’ils l’avaient fait asseoir dans la première échoppe où l’on vendait à boire pour qu’il retrouvât un peu ses esprits. Il s’était montré très ingrat, dès qu’il avait commencé à se remettre du choc et à tenir à peu près sur ses jambes.

Exaspéré par sa propre bêtise, ce fut contre eux qu’il avait dirigé sa mauvaise humeur leur disant, expliqua John gentiment, qu’il n’avait pas besoin de nourrice et qu’ils feraient mieux d’aller prévenir les autres vauriens qui cassaient tout sur la première enceinte que les gens d’armes arrivaient. Ce qu’ils avaient écouté sans se fâcher, sachant qu’il avait alors très mal à la tête ; ils l’avaient suivi un moment à bonne distance comme il s’éloignait sur le champ de foire d’un pas mal assuré jusqu’à ce qu’il leur retombât dessus et leur ordonnât de ficher le camp. Ils étaient restés à le surveiller puis, haussant les épaules, l’avaient laissé puisqu’il ne voulait pas d’eux.

— Tu marchais de nouveau bien, dit John, et comme tu nous envoyais au diable, on s’est dit que le mieux était de te laisser te débrouiller. Seul, tu n’irais pas loin, mais si on te suivait, Dieu sait de quoi tu serais capable, juste pour nous embêter.

— Il y avait quelqu’un d’autre qui te surveillait, un peu inquiet, ajouta l’ouvrier boucher après réflexion, quand on a quitté la buvette avec toi. Il est sorti avec nous, et a pris la même direction que toi. Je suppose qu’il s’est dit que tu étais soûl comme une grive et qu’il pourrait te donner un coup de main.

— Trop aimable ! s’exclama Philippe, se redressant indigné et voulant dire par là que l’inconnu était sacrément indiscret. Quelle heure était-il ? Pas encore huit heures ?

— A peine, J’ai entendu la cloche de Complies peu après, par-dessus le mur. C’est drôle comme on l’entend, même quand il y a du bruit.

C’était si vrai que sur la première enceinte les gens se réglaient sur les cloches des offices.

— Qui était ce type ? Vous le connaissiez ?

Ils se regardèrent et haussèrent les épaules, indifférents ; parmi les milliers de visiteurs d’une grande foire, les indigènes étaient perdus.

— Jamais vu. Il n’était pas d’ici. Peut-être qu’il ne te suivait pas en fait. Il allait juste dans la même direction.

Ils lui dirent exactement où ils l’avaient laissé et quelle direction il avait prise. Philippe suivit fidèlement leurs indications, mais dans cette foule qui se répandait sur la première enceinte et dans tous les espaces libres, il avançait toujours à l’aveuglette. Il savait simplement qu’avant neuf heures, il était complètement ivre, qu’il buvait encore chez Wat et qu’il exhalait d’une langue pâteuse sa haine et son désir de vengeance contre Thomas de Bristol. Mais qu’avait-il fait entre-temps ? Peut-être était-il venu là directement et était déjà bien parti quand l’étranger avait entendu ses menaces.

Philippe serra les dents et continua à remonter la première enceinte, si obsédé par sa tâche qu’il n’entendait rien, pas même la nouvelle qui se colportait dans toute la foire avec force variations et améliorations avant d’atteindre le triangle éloigné de la foire aux chevaux. La nouvelle était déjà vieille de deux heures, mais elle n’était toujours pas parvenue aux oreilles de Philippe, qui ne pensait qu’à son problème. Tout autour de lui les échoppes redevenaient des planches et des tréteaux, les boutiques fermaient ; on en rendait les clés aux intendants de l’abbaye. On ne faisait presque plus d’affaires, mais la soirée n’était pas finie, et après le travail on s’amuserait.

La taverne de Walter Renold était à l’autre bout de la foire aux chevaux, pas sur la route de Londres, mais sur une route plus calme, menant vers le nord-est. C’était pratique pour les gens de la campagne qui amenaient leurs produits au marché, et à cette heure, la salle était pleine. Philippe commanda à contrecoeur un pot de bière alors qu’il se lançait dans une enquête si cruciale, mais c’est le commerce qui fait vivre les tavernes et il était maintenant devenu si sobre qu’il pouvait se permettre cette fantaisie. Le garçon qui lui apporta sa boisson était à peine sorti de l’enfance ; ses cheveux couleur d’étoupe et son visage gris ne disaient rien à Philippe. Il attendit de voir Wat lui-même pendant un bref moment de calme.

— J’ai appris qu’on vous a libéré, déclara Wat posant ses bras bronzés sur la table en face de lui. J’en suis heureux. Je n’ai jamais cru à votre culpabilité, je le leur ai dit quand ils sont venus m’interroger. Quand vous ont-ils relâché ?

— Un peu avant midi.

Beringar lui avait promis qu’il dînerait chez lui, et c’était vrai, bien qu’à une heure un peu plus tardive.

— Personne ne pouvait vous accuser de ce qui s’est passé après. Une belle foire, hein ! Il a fait beau, les affaires ont bien marché, beaucoup de visiteurs, et même pas trop de casse, dit Wat, méditatif, fort de son expérience en la matière. Deux marchands assassinés pourtant, le deuxième venait du nord, on l’a trouvé dans sa boutique la nuque brisée pas plus tard que ce matin. Vous êtes au courant ? Ça n’était jamais arrivé ici ! C’est pas des gens de Shrewsbury – je le leur ai dit, hein ! – qui feraient des choses pareilles. Cherchez donc parmi les étrangers. On sait se conduire par ici !

— Oui, je sais. Pourtant ce n’est pas de ça qu’on m’accusait, mais du premier meurtre, le marchand de Bristol.

Le nord et le sud s’étaient rencontrés ici, se dit-il, et cela avait été fatal aux deux hommes. Pourquoi ? Les deux victimes venaient de loin ; et il y avait sur place des gens qu’il valait la peine de voler.

— Celui-là, on ne pourrait pas vous le mettre sur le dos, affirma Wat avec un large sourire, même si on vous a libéré aujourd’hui. C’est du passé. Vous connaissez la nouvelle ? Il s’en est passé des choses, sur la première enceinte tout à l’heure. Le meurtrier s’est fait prendre la main dans le sac, il a essayé de se sauver avec le cheval de son seigneur qu’il a envoyé rouler dans la poussière d’un coup de pied. Et il a été tué net sur l’ordre de son seigneur. Un sacré coup, paraît-il. Le gantier a été vite vengé. Vous ne saviez pas ?

— Mais non ! J’ai seulement entendu dire qu’on cherchait quelqu’un dont la manche était déchirée et qui était blessé au bras. Quand est-ce arrivé ?

Apparemment frère Cadfael avait trouvé son homme tout seul, après tout.

— Moins d’une heure avant Vêpres. Moi j’ai seulement entendu crier sur la première enceinte, vers l’abbaye. Le shérif était là en personne, paraît-il.

Donc vers cinq heures, moins d’une heure peut-être après que Philippe eut quitté Cadfael pour chercher John Norreys. Les événements n’avaient pas traîné ; plus besoin maintenant de regarder de près la manche des hommes qu’il croiserait.

— Ils sont sûrs de ne pas s’être trompés de bonhomme ?

 

— Aucun doute. Le marchand l’avait marqué et ils ont trouvé dans le sac du criminel de l’argent et des affaires qui venaient de la boutique. Le coupable est un palefrenier, un nommé Ewald, je crois...

C’était donc ça, un voleur qui était allé trop loin. Rien à voir avec ce que cherchait Philippe. Il était libre de se concentrer de nouveau sur ses propres recherches avec une énergie accrue. Ce qui avait commencé comme un exercice de pénitence prenait peu à peu une tout autre tournure. Il s’était certes donné en spectacle mais ses raisons d’agir et de faire agir les autres n’avaient rien eu de ridicule et il n’avait pas à en avoir honte. C’est seulement quand tout s’était effondré autour de lui qu’il avait cessé de se conduire raisonnablement et qu’il s’était laissé aller à son chagrin comme un enfant boudeur.

— Ah si seulement je pouvais découvrir l’assassin de maître Thomas ! C’est cette nuit-là que de graves soupçons ont commencé à peser sur moi, et à juste titre, je l’avoue. C’est bien gentil d’être confié à la garde de mon père, mais personne n’a dit que j’étais complètement blanchi. Je veux bien payer pour ce que j’ai fait, mais il faut que je prouve que je n’ai pas touché à ce marchand. J’étais ici cette nuit-là, je le sais, la veille de la foire, vous vous rappelez ? A partir de quelle heure ? Car moi, je ne me souviens de rien. D’après ses gens, maître Thomas était encore vivant à neuf heures vingt.

— Ah, vous étiez là, sans aucun doute ! S’exclama Wat, qui ne put s’empêcher de sourire en se rappelant ce moment. Il y avait du bruit, on était occupés, mais vous vous êtes fait entendre ! Sans rancune, mon garçon. Qui d’entre nous ne s’est jamais rendu ridicule en buvant un coup de trop ? Il n’était sûrement pas plus de huit heures et quart quand vous êtes arrivé, et pour moi, vous n’aviez pas encore bu grand-chose à ce moment.

Un quart d’heure seulement après Complies. Il était donc venu directement après s’être débarrassé de ses amis. Directement n’était peut-être pas le mot, car il ne devait pas marcher très droit, mais au moins il ne s’était pas arrêté en chemin. C’était la seule chose à faire : s’écarter au maximum de la foule et mettre la plus grande distance possible entre ses compagnons et lui avant de s’arrêter quelque part.

— Vous savez, jeune homme, reprit gentiment Wat, si vous aviez pris votre temps, vous auriez tenu le coup. Mais vous étiez bougrement pressé. Je crois n’avoir jamais vu personne ingurgiter autant en aussi peu de temps ; rien d’étonnant à ce que votre estomac se soit révolté.

Ça n’était pas très agréable à entendre, mais Philippe écoutait sans broncher. Il s’était certes rendu aussi ridicule qu’il l’avait craint, et dans son témoignage, l’archer n’avait pas exagéré.

— Je criais vraiment vengeance contre l’homme qui m’avait frappé ? Parce que c’est ce qu’on m’a dit.

— Oh, je n’irais pas jusque-là, mais enfin ça n’est pas faux non plus. Disons que vous ne le portiez pas tellement dans votre coeur. Ça se comprend, la marque qu’il vous avait laissée était facile à voir. Vous l’avez traité d’avare, d’arrogant et d’autres noms que j’ai oubliés. Et vous avez répété à qui voulait l’entendre qu’avec son orgueil, il ne l’emporterait pas au paradis et que ça ne tarderait pas. C’est sûrement ce que ceux qui ont témoigné contre vous avaient en tête. Mais je n’ai entendu aucun de mes clients dire qu’ils s’étaient rendus à l’audience, ou alors bien plus tard. Mais qui a raconté tout ça ?

— Une seule personne. Je ne lui reproche rien, notez, il semble avoir dit la vérité. Je n’en ai jamais douté d’ailleurs. Je me suis conduit comme un imbécile cette nuit-là.

— Mon pauvre ami, quand on a pris un bon coup sur la tête, on a bien le droit de dire des bêtises. Mais qui c’est, ce type-là ? Avec tous ces visiteurs, j’ai eu beaucoup de clients que je ne connais pas ces jours-ci.

— Le serviteur d’un des hôtes de l’abbaye, un nommé Turstan Fowler, paraît-il. Il a dit qu’il était venu boire ici, de la bière d’abord, puis du vin et ensuite quelque chose de plus fort. Il semble avoir fini dans le même état que moi ; on l’a ramassé inconscient plus tard et il a terminé la nuit dans une cellule de l’abbaye. Il ne manque pas d’allure, mais il était voûté et mal fagoté quand je l’ai vu au tribunal. Dans les trente-cinq ans, à vue de nez, bronzé, des cheveux bruns épais...

— Ca ne me dit rien, dit Wat en secouant la tête après quelques secondes de réflexion, pourtant j’ai une bonne mémoire des visages. C’est le métier qui veut ça. Maintenant, si c’est un étranger, je ne vois pas pourquoi il aurait fait un faux témoignage ; il aura sûrement mal interprété ce que vous disiez parce qu’il ne vous connaissait pas.

— A quelle heure suis-je parti d’ici ?

Philippe grimaça en se rappelant ce départ soudain et désespéré ; il avait mal au coeur, la tête qui tournait et les deux mains crispées sur ses mâchoires contractées. Il avait à peine eu le temps de traverser la route en trombe et de se jeter dans le premier taillis où il s’était soulagé, puis il avait fait quelques pas en trébuchant vers les vergers de la Gaye pour se cacher et il s’était effondré tout tremblant dans l’herbe, secoué de nausées, avant de s’endormir du sommeil de l’ivresse dont il n’avait émergé qu’à l’aube.

— Bon, en se fondant sur Complies, je dirais qu’il s’était écoulé une heure ; il était dans les neuf heures.

Environ un quart d’heure après, Thomas quittait sa boutique pour retourner à la péniche. Et un inconnu armé d’un poignard l’avait intercepté en chemin. Rien d’étonnant à ce que la justice se fût intéressée de près à Philippe Corvisart qui avait de bonnes raisons de lui en vouloir et qui avait disparu d’un pas mal assuré, à la vue de tous, à peu près à la même heure, après avoir exhalé sa rancoeur à haute et intelligible voix.

Wat se leva pour aller s’occuper de ses clients, trop nombreux pour ses deux petits serveurs, et Philippe, le menton appuyé sur le poing, resta à rouler de sombres pensées. La plupart des lumignons devaient être éteints à présent sur la première enceinte, et les marchandises sur les étals emballées en vue du départ. Une belle nuit d’été de plus à l’odeur balsamique, source d’agréables profits pour les caisses de l’abbaye, une aubaine pour le commerce après un été gâché par la guerre et un hiver d’incertitude. Quant aux rues et aux murs de la ville, ils n’avaient toujours pas été réparés.

La porte était grande ouverte sur le chaud crépuscule lumineux et il y avait beaucoup de va-et-vient. Des jeunes arrivaient avec des pots et des pichets à apporter à leurs parents, des servantes avec une mesure de vin pour leur maître, des ouvriers et des serviteurs de l’abbaye entraient se désaltérer pendant un moment de calme. La foire de Saint-Pierre allait s’achever à la satisfaction de tous.

Un jeune homme au frais minois, vêtu d’un beau pourpoint de cuir, entra, suivi d’un homme robuste, au visage bronzé, qui avait au moins quinze ans de plus mais était tout aussi élégant. Il fallut un bon moment à Philippe pour reconnaître Turstan Fowler, à jeun, très correct, en odeur de sainteté auprès de son maître et des autres. Il lui fallut encore plus longtemps pour essayer de se rappeler à quoi il ressemblait quand il était ivre, car la différence était incroyable. Il regarda l’enfant les servir. Wat était occupé de son côté et la salle était pleine. Le dernier jour de la foire était toujours très animé. Le lendemain à la même heure, tout serait beaucoup plus calme, voire triste.

Philippe ne sut jamais au juste pourquoi il avait tourné la tête et présenté ses épaules aux hommes d’Ivo Corbière. Il n’avait rien contre eux, mais il ne voulait pas être aperçu par eux ni qu’ils le félicitent pour sa libération, ou s’apitoyant sur son sort ; bref, sympathie ou pas, il ne tenait pas à attirer l’attention sur lui. Il continua à leur tourner le dos, heureux qu’il y eût tant de monde, surtout des étrangers.

— La foire, ça fait tourner le commerce, remarqua Wat, revenant à sa place et se laissant tomber sur le banc avec un soupir de satisfaction ; je voudrais bien que ça dure toute l’année, mais je ne rajeunis pas et j’ai à peine eu une heure de repos pendant ces trois jours. Qu’est-ce que vous disiez ?

— J’essayais de vous décrire le type qui a rapporté mes propos au tribunal. Jetez donc un coup d’oeil par là-bas et vous le verrez. Les deux habillés de cuir qui sont entrés ensemble, le plus vieux.

Wat avait le regard vif ; il observa Turstan Fowler sans s’y intéresser en apparence, mais très attentivement. Puis il se tourna vers Philippe.

— Voûté et abattu, hein ? Il est drôlement élégant ce soir. Alors c’est lui ? Oh, je m’en souviens très bien. J’oublie rarement un visage, mais je ne connaissais ni son nom, ni son état.

— Il avait sûrement moins belle allure ce soir-là, il reconnaît avoir beaucoup bu. A ce qu’il raconte, deux heures après, il n’y était plus pour personne.

— Et c’est ici qu’il a bu tout ça ? s’étonna Wat, le front plissé.

— C’est ce qu’il dit. « C’est là que j’ai eu mon compte. » Ce sont ses propres mots.

— Ah oui ? Eh bien, ce que j’ai à vous dire va vous intéresser, mon ami, confia Wat, se penchant sur la table. Maintenant que je le vois, je sais comment il était la dernière fois que je l’ai vu. A peu près comme maintenant, si vous m’en croyez. Et qui plus est, je sais ce qu’il avait à voir avec vous et vos affaires ; je me rappelle des petites choses qui se sont passées cette nuit-là auxquelles je n’avais pas réfléchi auparavant, pas plus que vous ne l’auriez fait à ma place. Il est venu deux fois cette fameuse nuit, ou plutôt il est d’abord resté devant la porte, et il n’a franchi le seuil que plus tard. Il s’est planté à regarder pendant dix bonnes minutes après que vous êtes entré. Il vous fixait attentivement, mais je n’en ai pas fait cas à ce moment-là ; il faut reconnaître qu’il y avait de quoi car vous étiez bien parti. Mais pour vous regarder, il vous regardait et vous soupesait, puis il est parti. On l’a revu une demi-heure après peut-être ; là il est entré, il a pris une mesure de bière et une grande fiasque de genièvre très fort, il a bu sa bière tranquillement en vous surveillant de temps à autre, et encore une fois, il y avait de quoi : vous étiez tout vert et bien silencieux tout d’un coup. Mais Philippe, mon garçon, savez-vous quand il a fini sa bière et qu’il est parti ? A la minute même où vous êtes sorti en courant. Avec sa fiasque sous le bras, intacte. Ivre, lui ? Allons donc ! Quand il est sorti, il était parfaitement sobre.

— Mais il avait emporté le genièvre avec lui, riposta Philippe. Il était complètement soûl deux heures après, plusieurs témoins peuvent en jurer. Il a fallu le ramener à l’abbaye sur un brancard.

— Et combien de genièvre avait-il encore avec lui ? Est-ce qu’on a parlé de ça ? Est-ce qu’on a seulement retrouvé le flacon ?

— Je n’en ai aucune idée, admit Philippe, dubitatif et stupéfait. Frère Cadfael était là. Je peux toujours lui poser la question. Mais pourquoi ?

Wat lui posa gentiment une main protectrice sur l’épaule.

— Mon gars, il n’est pas très difficile de voir que vous n’avez jamais bu que du vin et de la bière, et je vous suggère de laisser les boissons fortes aux gens costauds. J’ai parlé d’une grande fiasque tout à l’heure, et le mot n’était pas trop fort. Il y avait un litre de genièvre là-dedans ! Et si un homme l’avait vidée en deux heures, ce n’est pas ivre mort qu’on l’aurait ramené, mais mort tout court. Et s’il avait survécu, il n’aurait sûrement pas été capable de raconter son histoire le lendemain, ah ça non ! Ce type-là était aussi sobre que le shérif quand il est sorti derrière vous. Je serais bien en peine de vous dire pourquoi il a menti là-dessus, mais il a bel et bien menti. Maintenant vous pourrez peut-être m’expliquer la raison pour laquelle il s’est donné autant de mal pour s’accuser de quelque chose qu’il n’avait pas fait et qui lui a valu en prime de passer la nuit en prison. A moins, ajouta-t-il, très intéressé, que ça lui ait permis de se sortir de quelque chose de pire.

Le plus âgé des serveurs, les mains pleines de chopes vides, s’arrêta pour envoyer à Wat un coup de coude dans l’épaule et lui murmurer quelques mots à l’oreille.

— Savez-vous qui nous avons là, cher maître ? demanda-t-il avec un mouvement de tête en direction des deux hommes vêtus de cuir. Le plus jeune est palefrenier comme celui qui a été tué sur la première enceinte tout à l’heure et l’autre – c’est ce que vient de me dire Will Wharton qui était tout près et qui a tout vu ! – c’est celui qui a tiré ! Sur son compagnon, notez-bien ! Est-ce vraiment l’endroit où il devrait être ce soir et en pleine forme ? Il a l’estomac plus solide que le mien. « Descends-le » dit le maître et lui exécute, sans sourciller. On aurait pu croire qu’il aurait un peu trop la tremblote pour faire mouche. Pensez-vous ! Vlan entre les épaules et en plein coeur, d’après Will. Et c’est le même bonhomme qui sirote sa bière comme tout bon chrétien.

Ils le regardaient tous deux, bouche bée, puis ils se tournèrent pour fixer de nouveau brièvement et intensément Turstan Fowler assis calmement, sa chope à la main, ses jambes solides étendues sous la table. Philippe n’avait pas songé à demander pour qui travaillait le mort et Wat n’aurait peut-être même pas su répondre. Sinon, il l’aurait dit.

— C’est lui ? Vous êtes sûr ? insista Philippe.

— Will Wharton l’affirme. Il a aidé à transporter le pauvre diable qui s’est fait abattre.

— Turstan Fowler, le fauconnier d’Ivo Corbière ! Et c’est Corbière qui lui a ordonné de tirer ?

— Je ne sais pas comment il s’appelle, ni Will non plus. Un jeune seigneur, un des hôtes de l’abbaye. Un beau garçon, d’après Will. On ne peut guère lui reprocher d’avoir voulu empêcher un voleur et un meurtrier de s’enfuir, surtout qu’il venait de lui voler son cheval et de lui faire mordre la poussière quand il a essayé de l’arrêter. Et quand le seigneur commande, il vaut mieux s’empresser d’obéir. Cependant ce n’est pas drôle de travailler avec quelqu’un durant des mois et des années et de recevoir l’ordre de le tuer ! Et d’obéir !

Le serveur ouvrit des yeux ronds, siffla longuement, et continua à emporter ses chopes, les laissant tellement perdus dans leurs pensées qu’ils se turent tous deux.

 

Mais il n’y avait sûrement rien là-dedans qui le concernât. En quittant la taverne, Philippe jeta un bref regard en arrière : Turstan Fowler et le jeune palefrenier étaient tranquillement assis, bavardant gaiement avec une demi-douzaine d’autres consommateurs qui se trouvaient à proximité. Ils ne l’avaient pas remarqué, ou bien ils ne l’avaient pas reconnu, et ni l’un ni l’autre ne semblaient particulièrement préoccupés pour le moment. Bizarrement, pourtant, cet homme était mêlé à tout ce qui se passait de pas catholique dans le coin, jamais directement, mais toujours d’assez près.

Quant à cette histoire de flasque, que signifiait-elle vraiment ? Quand on l’avait ramassé, il était trop soûl pour pouvoir parler, personne n’avait cherché cette bouteille, elle avait très bien pu rester sur place, encore à moitié pleine, et si cette boisson était aussi forte que Wat le prétendait, un rôdeur nocturne l’avait peut-être trouvée en remerciant sa bonne étoile. Il y avait une dizaine d’explications possibles à tout cela. Pourtant, c’était bizarre. Pourquoi s’était-il cru obligé de prétendre qu’il était ivre en sortant de chez Wat si en vérité il était sobre comme un chameau ? Plus important encore, pourquoi était-il parti si vite derrière Philippe ? Car enfin Wat avait le coup d’oeil.

Ces petites incohérences agaçaient le jeune homme comme des piqûres d’ortie. Il était bien trop tard maintenant pour déranger qui que ce soit ; le dernier office était fini depuis longtemps, les moines, leurs hôtes et leurs serviteurs étaient tous couchés ou prêts à se coucher, sauf les quelques serviteurs laïcs qui avaient presque terminé leur travail et qui seraient contents de faire un peu la fête ce soir. En outre, ses parents n’apprécieraient guère qu’il les ait abandonnés toute la journée et il pouvait s’attendre à ce qu’on lui demandât des explications sur un ton comminatoire dès qu’il rentrerait.

Il traversa quand même la route en direction du taillis comme il l’avait fait l’autre nuit et trouva quelques traces de son passage dans l’herbe piétinée. Puis il repartit vers le fleuve, évitant les rues, restant à couvert dans le bois et il tomba sur l’endroit où il avait dormi pour se remettre de sa cuite avant de se relever tout courbatu et de rentrer en ville d’un pas mal assuré. La lumière était suffisante pour qu’il se repère et voie l’herbe tout écrasée. Mais non, ça n’était pas là ! Il distinguait un sentier à peine visible alors que lui s’était beaucoup plus avancé dans les buissons et sous les arbres, en aval du fleuve, se cachant même de la nuit. Ce taillis était très semblable à l’autre, mais ça n’était pas le bon. Quelqu’un cependant, ou quelque chose de la taille d’un homme, avait reposé là, et pas au calme. Plusieurs personnes avaient piétiné le terrain. Des amants qui avaient saisi l’occasion de profiter d’un des plaisirs traditionnels de la foire ? Ou un tout autre combat ? Non, il n’y avait pas eu vraiment lutte ; cependant on avait traîné quelque chose vers le fleuve, pâle rayon lumineux qu’on apercevait en bas de la colline, entre les arbres. Il y avait entre les racines du bouleau auquel il s’appuyait une surface nue, sèche et pâle comme de l’argile, pleine de rubans d’écorce dont les plus grands étaient curieusement sombres, et non argentés comme les autres. Il se baissa pour en ramasser un et il eut un mouvement de recul devant la tache noire qui s’y était incrustée. S’il revenait en plein jour, en cherchant bien il trouverait peut-être d’autres taches semblables dans l’herbe.

En recherchant l’endroit où il avait éprouvé une telle humiliation, il était tombé sur quelque chose de bien différent : le lieu où maître Thomas s’était fait tuer.

La foire de saint Pierre
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